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Quand les robots auront des émotions

Dans un salon près de chez vous

Même si la simulation était un exercice théorique réalisé dans le cadre d'une thèse, le modèle «émotionnel» pourrait trouver des applications très concrètes. François Michaud espère qu'on pourra bientôt implanter des robots dans les maisons pour assister les personnes requérant des soins à domicile. Or, une maison est un environnement complexe et beaucoup de situations imprévues peuvent y survenir. Il estime qu'un mécanisme «émotionnel», qui permet une prise de décision rapide, pourrait très bien être intégré à un robot domestique.

Carle Côté est programmeur en intelligence artificielle chez Artificial Mind and Movement (A2M), une firme de jeux vidéo de Montréal, et un ancien de LABORIUS.
Carle Côté est programmeur en intelligence artificielle chez Artificial Mind and Movement (A2M), une firme de jeux vidéo de Montréal, et un ancien de LABORIUS.

Un autre domaine d'application pourrait être celui des jeux vidéo. Carle Côté est programmeur en intelligence artificielle chez Artificial Mind and Movement (A2M), une firme de jeux vidéo de Montréal, et un ancien de LABORIUS. Il explique que «pour économiser la mémoire de l'ordinateur, on ne donne pas toute l'information sur l'environnement aux personnages non joueurs, ou “PNJ” (ceux que le joueur ne contrôle pas). C'est pour ça qu'on voit des absurdités, comme un personnage qui court contre un obstacle sans se rendre compte qu'il devrait le contourner. Si le PNJ avait un mécanisme pour “se choquer” après quelques secondes, il pourrait changer de stratégie.»

L'erreur de Descartes

Michel Aubé est professeur en pédagogie à la Faculté d’éducation.
Michel Aubé est professeur en pédagogie à la Faculté d’éducation.

Les émotions comme mécanisme décisionnel… N'est-ce pas à l'opposé de ce qu'on nous a toujours enseigné : il faut garder la tête froide pour prendre une bonne décision? Michel Aubé, professeur en pédagogie à la Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke, explique que «jusque dans les années 1970, on séparait nettement l'affect et la raison dans la penséeoccidentale. Il y avait beaucoup de préjugés envers les émotions : on les considérait comme des ratés dans le fonctionnement, des pertes de contrôle». Kant, le grand philosophe allemand du XVIIIe siècle, les considérait carrément comme des maladies de l'esprit; la psychanalyse les traitait comme des manifestations de troubles; certains courants en psychologie, comme le behaviorisme, le cognitivisme ou les neurosciences, les ignoraient. La perception dominante était que les émotions avaient peu d'intérêt scientifique et qu'elles ne servaient qu'à perturber notre bon jugement.

Pour qu'on arrive à considérer l'utilisation des émotions dans des modèles d'intelligence artificielle, il aura donc fallu d'abord accepter que les émotions jouent un rôle dans l'intelligence tout court. Ce n'est qu'au cours des dernières décennies que cette notion a progressivement fait son chemin. Une véritable percée, tant auprès des spécialistes que du grand public, est attribuable au neuropsychologue amé­ricain Antonio Damasio. En 1994, il publiait un livre dans lequel il montrait que l'opposition entre l'émotion et la raison n'était pas fondée. Sa démonstration reposait sur des exemples de patients qui avaient subi des dommages aux régions du cerveau liées aux émotions. Ces patients avaient conservé toutes leurs capacités cognitives : langage, mémoire, capacité à résoudre des problèmes abstraits, etc., mais ils étaient incapables de fonctionner dans la vie quotidienne et au travail. L'incapacité de vivre des émotions les empêchait de faire preuve de jugement social et de s'adapter à la complexité de la vie réelle, compétences considérées à juste titre comme des manifestations d'intelligence.

Pour Damasio, le mur érigé entre l'émotion et la raison rejoignait une opposition plus profonde : celle entre le corps et l'esprit, défendue par Descartes, et qui était tout aussi injustifiée. Descartes a dit : «Je pense, donc je suis.» Damasio a répondu, en quelque sorte : «Je suis, donc je pense»…

Matthias Scheutz est collaborateur de LABORIUS.
Matthias Scheutz est collaborateur de LABORIUS.

Un flou apparent que confirme Matthias Scheutz, un des collaborateurs de LABORIUS et professeur en sciences cognitives et en informatique à l'Université d'Indiana : «Les motsdu langage courant, comme “intelligence”, peuvent avoir plusieurs significations», explique-t-il. Mais il fait le parallèle suivant : «On ne peut pas définir précisément ce qu'est la douleur, mais ça ne nous empêche pas de développer des médicaments pour la réduire.»

À son avis, on peut simplement définir l'intelligence d'un agent comme étant sa compétence à exécuter une tâche en fonction de ses capacités de départ. Ainsi, même les fourmis présentent une forme d'intelligence, à tout le moins collective, puisqu'elles réalisent des tâches complexes à partir de capacités intellectuelles très limitées.

Pour Matthias Scheutz, «les émotions sont un mécanisme décisionnel approximatif, qui ne conduit pas à la meilleure décision dans chaque situation, mais qui donne de bons résultats dans l'ensemble». La clé de leur utilité : leur simplicité. On peut ressentir des émotions avec un minimum d'informations sur une situation, on la comprend intuitivement, directement, sans calcul. Or, cette capacité de fonctionner avec des informations rudimentaires est essentielle pour navi­guer en terrain inconnu et s'adapter à des situations nouvelles.